Il était une fois le NORMANDY
Dès ses débuts le cinéma constitue une distraction populaire promise à un bel avenir. En 1923 il est qualifié de septième art. Avec l’avènement du cinéma parlant en 1929 sa fréquentation ira crescendo.
A cette époque (1931) Le Havre compte 10 salles de cinéma offrant 8700 places.
Deux hommes comprennent le devenir de ce nouveau divertissement, MM Chometon et Noblet dont les épouses sont sœurs. Ils décident de créer un nouveau cinéma et font appel à l’architecte Henri Daigue pour le concevoir. C’est ainsi qu’est né le Normandy.
Il ouvre ses portes au public Havrais en 1934. La revue de l'époque, "Les Silhouettes Havraises" de Léon Carlier, décrit ainsi l’évènement : (en italique dans le texte)
Le cinéma « Normandy » vient d’ouvrir ses portes, pristi ! MM Noblet et Chometon savent non seulement choisir mais ils laissent à leurs collaborateurs la possibilité de faire bien. C’est une joie de travailler pour semblables « patrons ». Avis général ! Grâce à eux et à M. Daigue, l’architecte, le Havre possède un bijou de cinéma.
Le « Normandy » en 2014 © Dan.
Nous pouvons hardiment l’affirmer qu’il est le plus beau, le plus moderne de la région. C’est joli, clair, plaisant, pratique, confortable, sûr. Rien à craindre, l’évacuation de la salle se fait en quelques secondes. L’aération est parfaite.
La salle du « Normandy » en 2020. © Dan A.S.P.H.
Au sous-sol tout a été prévu, l’hygiène et les commodités ont obtenu satisfaction absolue ; une visite minutieuse plonge le connaisseur dans l’établissement. On n’a jamais vu au Havre un tel perfectionnement.
…les commodités ont obtenu satisfaction absolue. Les "p'tits coins" en 2020. © Dan A.S.P.H.
Aucun détail ne fut négligé. C’est la salle idéale où la perfection fut obtenue. Un éclairage merveilleusement réglé jette sur l’ensemble la teinte douce, jolie, reposante qu’il faut.
Près de 1200 personnes seront à l’aise et bien placées pour ne rien perdre des beaux spectacles que l’on a prévus.
On se croirait dans l’un des plus coquets établissements parisiens ; l’entrée est accueillante, on regarde de tous côtés et tout plaît, enchante...
L’entrée en 2020 avec l’accès au balcon. © Dan A.S.P.H.
... le public est satisfait avant même d’avoir pris place dans les confortables fauteuils ; avant que l’écran soit découvert, avant que l’appareil qui est excellent se soit fait entendre.
La salle vue depuis la scène. © Dan A.S.P.H
L’ouverture a donné toutes satisfactions ; George Milton ne pouvait passer inaperçu et « Nu comme un ver » est trop un film à succès pour ne pas plaire aux Havrais.
L’affiche du Film « Nu comme un vers » © coop-typo-litho-liège (Gallica).
L’article des "Silhouettes Havraises" se concluait ainsi :
Résultat parfait pour le cinéma, pour le public qui reviendra, c’est écrit. Un bon bravo à MM Noblet et Chometon et pour M. Daigue et prions ce dernier de reporter une bonne part de ces félicitations aux consciencieux et habiles entrepreneurs qui lui permirent de réaliser si bien ce qu’il avait si intelligemment conçu.
Après la guerre Le Normandy change de propriétaire mais reste dans la famille puisque c'est le gendre de Chometon qui en prend la direction.
Le Normandy à la fois théâtre et music-hall.
On ne peut évoquer cet établissement sans parler des nombreux artistes venus sur scène. La liste est longue, mais notons parmi eux les jazzmans : Duck Ellington et son orchestre le 4 avril 1950, Benny Goodman un an plus tard, Sidney Bechet ou encore le célèbre clarinettiste Claude Lutter. Beaucoup de chanteurs de variété aussi : Charles Aznavour ou Serge Reggiani entre autres.
Des opérettes et comédies musicales ont fait également les beaux soirs du Normandy comme la comédie musicale Hair.
Après la guerre peu d'établissements étaient à même de recevoir des artistes sur scène. Le Normandy, épargné par les bombes, accueille de nombreuses festivités à l'exemple du grand gala de Music-Hall organisé le mardi 5 février 1946 par l’Amicale du Stalag XI B...
Le programme du gala du mardi 5 février 1946. A gauche les couvertures, à droite l’intérieur. Combien d’artistes oubliés…Collection Dan.
...ou encore celui organisé par l’Union Syndicale des Travailleurs de la Métallurgie du mardi 16 avril de la même année.
Le programme de la soirée du 16 avril 1946 au Normandy. A gauche les couvertures, à droite l’intérieur. Collection Dan.
Les artistes locaux trouvaient là une salle à leur mesure.
Un spectacle avait retenu l’attention des Havrais en 1954, celui de la revue de Berjo avec : « l’Havrais mis en boîte ». C’est à guichet fermé qu’elle s’est jouée. On faisait la queue sur le trottoir pour y assister. C’est dans cette salle que Berjo se présenta, pour la première fois au public, habillé et maquillé en femme. Personnage qu’il reprendra par la suite à plusieurs reprises.
1954 : la fille d’attente le long du trottoir avant de pouvoir entrer dans le Normandy. © Editions des Falaises.
Aspects techniques :
Pénétrons maintenant dans les coulisses grâce au témoignage de Thierry Langlois (en italique). Il a été projectionniste du Normandy en 1976-77. Rappelons que les toutes premières projections en 1934 furent effectuées par un projectionniste de renom : Viat, précédemment opérateur au Select cinéma situé sur le boulevard de Strasbourg.
La cabine de projection du Normandy. © Dan A.S.P.H
La salle était équipée d’un grand écran d’une quinzaine de mètres. Un rideau rose s'étalait sur toute sa largeur, le protégeant du regard pour permettre ses manœuvres et celles du rideau publicitaire montés à la « polichinelle « ils étaient commandés depuis la cabine de projection. Une rampe de lampes blanches munies de gélatines rouges et bleues alternées pour moduler l’éclairage du rideau et éventuellement du spectacle vivant. La scène assez vaste permettait d’accueillir les spectacles de Music-hall. L’ancien écran plus modeste, était toujours accroché en fond de scène, derrière un rideau de velours rouge.
La scène du Normandy côté Jardin. © Dan A.S.P.H
Côté cour, un escalier métallique en colimaçon menait à une passerelle technique surplombant la scène jusqu' à jardin. Cet accès permettait de rejoindre la cabine de projection par un passage entre le staff et la charpente du toit.
La scène et ses équipements techniques. © Dan A.S.P.H
Le passage sous le toit reliant la cabine de projection et la scène. © Dan A.S.P.H
Les fauteuils étaient en similicuir bleu turquoise tirant franchement sur le vert, ce que regrettait Mr Roëland* en homme de spectacle qu’il était. Il y avait aussi des loges au fond sous la cabine, qu’un escalier permettait d'atteindre. Mais à cette époque Mr Roëland en avait restreint l'accès, car nous projetions aussi des films pornos (le samedi minuit, lundi et mardi).
* directeur du Normandy à l’époque.
Les chiffres « 1 » symbolisent l’emplacement des loges. Le « 2 » celui de l’escalier menant à la cabine de projection. © Dan A.S.P.H
Pour accéder à la cabine de projection il faut monter l’escalier situé dans le hall d’entrée (1). On arrive au 1er niveau et passons derrière les vitraux de la façade (2). On gravit un autre escalier coudé (3) donnant sur un couloir carrelé, où la porte de fer encore existante (4). Elle s'ouvre sur la cabine de projection (5). Un petit escalier métallique permettait de l’atteindre plus bas. Les deux appareils de projection de marque Philips FP 5 dataient des années 1950
La projection accusait une forte plongée, mais ce défaut était fréquent dans la plupart des salles des années 1930. Le Rex (1938) L’Eden (1930) et même la grande salle du Volcan (qui était un théâtre) (1982). Au Normandy la pose d’un écran géant placé en avant de scène a plutôt aggravé le problème. La rectification des fenêtres des projecteurs pour compenser l’effet de trapèze des bords de l'image, n’empêche pas sa déformation.
Un aperçu de ce que pouvaient être les conditions de projection au Normandy © Dan A.S.P.H
Monsieur Langlois conclue son témoignage avec cette anecdote, concernant l’ouvreuse du Normandy :
J’ai une pensée encore pour Henriette. C’était l’ouvreuse du Normandy, fidèle et courageuse, elle plaçait les quelques spectateurs généreux ou pas. Espérant leur vendre le plus possible de bonbons et d’esquimaux glacés, pour toucher son maigre pourcentage. Et oui, Henriette était payée au pourboire. En 1976, elle avait 82 ans, pour sûr, elle en paraissait 72. Elle avait gardé les habitudes des ouvreuses qui devaient entretenir leurs cheveux. Elle était toujours blonde (blond vénitien). En tant qu’ouvreuse, elle avait connu les cinémas havrais d’avant-guerre et ceux d’après.
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On pourrait poursuivre longtemps l’histoire de ce cinéma. La presse s’en est fait l’écho avec l’édition du samedi 5 décembre 2020 de « PARIS NORMANDIE LE HAVRE ».
L’édition du samedi 5 décembre 2020 du Paris Normandie Le Havre.
Beaucoup de Havrais sont venus dans cette salle pour voir soit un film, ou un spectacle vivant. Aujourd’hui le silence est seul en scène, mais demain ? De quoi sera fait l’avenir de cet établissement ambassadeur de « l’Art-Déco », style dont les témoins disparaissent insensiblement du paysage Havrais.
La réponse est peut-être en chacun de nous, en notre volonté de le voir renaître pourquoi pas ?
Comme l'a dit Sénèque : "Ce n'est pas parce que les choses sont difficiles que nous n'osons pas, c'est parce que nous n'osons pas qu'elles sont difficiles".
En haut des marches la famille Spahija avec Jessy coiffé d'un bonnet, et à droite debout son frère Franck. Au premier plan, à gauche Océane Olivier et Christopher Vimare, respectivement secrétaire et président de l’Association de Sauvetage du Patrimoine Havrais, au mileu votre serviteur, et à droite assis, Bernard Jeannot le trésorier.
On ne peut conclure sans passer par la case remerciements, tout d’abord à la famille Spahija propriétaire des lieux, venue en renfort pour nettoyer le Normandy et ayant permis à l’association A.S.P.H. de le faire visiter
Un grand merci également aux deux sœurs mesdames Ginette Dufour et Aline Giguet dont la grand-mère Berthe Chometon et leur grand-oncle monsieur Noblet sont à l’origine du Normandy.
Merci aussi à Thierry Langlois qui nous a fait toucher du doigt le fonctionnement d’un cinéma doublé d’un Music-Hall.
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Sources :
Les Silhouettes Havraises de Léon Carlier. Recueil des années 1932 à 1934.
Mesdames Ginette Dufour et Aline Guiget.
"Ah Vrai Berjo" de Patrick Teisseire 2016 ISBN : 978-2-84811-275-6.
Jean Legoy : « Cultures Havraises » 1895-1961 - ISBN 2 904076 04.2
Pierre Chassain & Richard Recher Histoire des cinémas au Havre. (Non édité)
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Prochain article en janvier 2021 toute l’équipe vous souhaite d’excellentes fêtes de fin d’année.
La page Goé, ou la libre expression d’un caricaturiste sur les sujets traités ici.
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Merci de votre visite et commentaire.