Décédé le 7 février 2021, Max Bengtsson était passionné et acteur de l'histoire du Havre. Grand témoin de son époque il a écrit plusieurs ouvrages racontant l'occupation et le martyre de notre ville.
Max et Evelyne Bengtsson en 2016 © Dan.
Ses ouvrages sont essentiels pour comprendre les pages les plus sombres de l'histoire de la ville, mais aussi comment celle-ci s'est relevée de ses ruines.
Quelques-uns de ses ouvrages, dont ceux écrits avec Gilbert Betton. © Dan.
Avec le concours d'Edith Betton femme du regretté Gilbert, nous avions pu faire sa connaissance Nicéphore et moi-même. Nous avions recueilli son témoignage en compagnie de son épouse.
Homme affable et disert, il parle sans fausse pudeur de cette époque où lui-même a failli disparaître. Nous lui avons posé quelques questions au sujet de « sa » guerre, nul besoin de le pousser dans ses retranchements pour nous raconter son histoire vécue alors qu'il n'était qu'un adolescent.
A droite Max Bengtsson avec derrière lui Edith Betton. A gauche votre serviteur. © Nicéphore.
Né en 1926, d'un père d'origine Suédoise, et d'une mère Havraise, il a 14 ans lors de la déclaration de guerre. Il a écrit plusieurs ouvrages dont quelques-uns avec son ami Gilbert Betton.
Les « trois mousquetaires » de l’histoire locale, de gauche à droite Gilbert Betton, Max Bengtsson et André Baly. Ce dernier était le bouquiniste du cours de la République. © Michel Fouquet.
Propos recueilli en 2014 et 2016.
Daniel Haté : en 1940, qu'elle a été la réaction de ton père d'origine suédoise, face à la menace de guerre ?
Max Bengtsson : Il craignait le pire, par contre mon frère et moi adolescents alors, prenions ça « par-dessus la jambe ». On est donc parti à pied avec trois bicyclettes, ma mère étant sur le cadre du vélo de mon père. On a embarqué sur un bateau de pêcheurs jusqu'à Trouville, ensuite nous sommes allés à Vire en passant par Cabourg et Caen, un véritable périple comme pour beaucoup de Français à cette époque. Quand tout a été terminé, l'armistice signée, nous sommes revenus au Havre en constatant que la ville était dépeuplée.
Le Havre au début de l’occupation. © Michel Fouquet.
DH : Où travaillais-tu à cette époque ?
MB : j'ai commencé à travailler à 14 ans en 1940 avant l'exode, dans une entreprise de marine, mais du fait de la guerre j'ai interrompu mon apprentissage. Je n'ai repris mes études qu'après la guerre, mais j'y reviendrai plus tard. Puis J'ai travaillé chez Augustin Normand pendant presque un an, ensuite j'ai travaillé en cuisine, c'est pour vous dire qu'à cette époque on apprenait beaucoup de choses.
En 1941, j'avais 15 ans, j'ai travaillé dans une boulangerie comme « arpète » (apprenti). J'y ai travaillé pendant huit mois, les patrons étaient des « tocards » cela se passait rue de Bordeaux où ils avaient une boulangerie - pâtisserie. Moi j'étais le « grouillot de service » à faire divers travaux pas très intéressants. Alors un jour j'ai dit au patron : mes parents repartent à la campagne car tout va mal. Comme j'étais un adolescent il a compris que je devais les suivre. Il me répliqua que c'était dommage car il était satisfait de mes services ; en guise de travail, j'allais faire la queue dans plusieurs files d'attente pour obtenir du lait, denrée rare et précieuse, très utile en pâtisserie. Ceux qui étaient dans ces files m'avaient repéré, ce qui provoquait des remarques désobligeantes, en râlant après moi. Rappelez-vous que la pâtisserie était un grand luxe, alors que la plupart des gens venaient chercher le lait pour leur nourrisson.
La rue de Bordeaux avant-guerre. © Dan.
DH : Comment occupais-tu tes loisirs à cette époque ?
MB : Je me souviens toujours rue de Bordeaux, comme on disait à l'époque, (rue louis Brindeau aujourd’hui), il y avait dans cette artère un dancing le « mot-art » où l'orchestre André Lecoq jouait de la musique swing. A l’époque les jeunes havrais allaient dans cet établissement car à 17 ans nous avions besoin de nous distraire. Il y avait aussi des soldats allemands de la marine entre autres, qui entraient et saluaient en claquant des talons. On ne dansait pas mais nous battions la mesure sur ces airs américains, les soldats en faisaient tout autant d'ailleurs !
DH : Après la boulangerie qu'as-tu fait comme travail ?
MB : J'ai travaillé chez un parfumeur, au rond-point, il vendait aussi des vêtements pour dames. J'étais encore « arpète » et j'allais souvent à la gare chercher ou envoyer des colis avec une voiture à bras, seul moyen de transport à l'époque. Un jour j'ai été coincé par un bombardement, là j'ai vu des maisons s'écrouler et une jeune fille morte. C'est une image qui m'est restée longtemps.
Bombardements près du cours de la République. Collection Max Bengtsson.
DH : Que faisait ton frère à cette époque ?
MB : Mon frère était dans un camp de jeunesse, ce qui parfois peut être mal interprété ou quo-noté, mais c'était un endroit où l'on apprenait un métier avec un rythme et une discipline que je pourrais comparer au scoutisme. Mes parents décident donc de m'envoyer à celui de Lillebonne. Moi « forte tête » en arrivant dans ce camp je me suis dit « qu’est-ce que c'est que ça ! ». Le lendemain matin je suis reparti à pied au Havre. J'arrive à la maison, avant les gendarmes bien sûr. Mais mon arrivée posait des problèmes à mes parents car ils n'avaient pas de carte d'alimentation pour moi. Alors j'ai travaillé à bord des navires à quai avec des entreprises chargées de leur entretien. C'était un travail difficile, de plus les anglais nous bombardaient et nous étions obligés de descendre à quai pour nous abriter. Je n'appréciais guère ce travail, alors ma mère a voulu m'envoyer « encore » dans un camp de jeunesse à Mirville cette fois. Là aussi, dès le lendemain j'ai pris mon paquetage je suis retourné au Havre, en suivant la ligne de chemin de fer, là j'étais sûr d'arriver !
DH : Pourquoi quittes-tu ces camps, l'ambiance ne te plaisait pas ?
MB : Ce n'était pas l'ambiance, mais j'étais très attaché à mes parents et une séparation avec eux m'attristait. D'ailleurs après-guerre, lors de mon service militaire, j'avais la larme à l'œil de les quitter, alors tu penses à cette période...
Par contre mon frère était différent de moi à ce point de vue.
J'ai travaillé également rue Félix Faure où j'ai pu voir une partie de l'armada de navires du débarquement du 6 juin 44 sur la ligne d'horizon, un peu comme aujourd'hui quand les bateaux attendent d'entrer au port et qu'ils restent en rade. Je m'en souviendrai toujours et quand je descends cette rue j'ai toujours en mémoire le souvenir de cette période.
DH : Et quelle a été la réaction des allemands en voyant cela ?
MB : Il y avait au Havre un peu de tout, je ne sais pas ce qu'en ont écrit les historiens, il y avait au Havre des éléments de l'armée Vlassov (soldats volontaires russes engagés et armés par les allemands) mais aussi des polonais, et des vieux soldats ayant combattu sur d'autres fronts. Tout ça constituait une armée pas trop menaçante vis-à-vis des havrais. Il y avait aussi ceux qu'on avait mis « à l’arrière » ici au Havre. Pour moi ce sont surtout les marins allemands qui représentaient les militaires « purs et durs », ils étaient jeunes et bien commandés.
Marins allemands dans une rue du Havre © François Pivert.
En septembre 1944, avant la reddition, j'ai vu dans l'abri du tunnel Jenner, 3 ou 4 soldats de la Wehrmacht, se présenter pour se rendre en donnant leurs armes. Ils prenaient des risques car si leurs chefs les avaient surpris, ils auraient été très sévèrement punis sans aucun doute.
DH : Tu étais au tunnel le 6 septembre, lors du tragique bombardement qui a fait 319 victimes?
MB : Non, je suis arrivé le 7 septembre au matin dans cet abri. Nos parents étaient partis 15 jours avant, et on aurait dû partir avec eux, car déjà les 14 et 15 juin le Havre avait subi de terribles bombardements et nous étions dessous.
Mes parents étaient partis place Saint Joseph là où il y avait encore les 2 ballons de gazogène, l'un a été frappé par une bombe provocant un déversement de tonnes d’eau, ils en sont revenus mais c'était un truc à se faire tuer ça. Moi j'étais resté dans le couloir de l'immeuble à l'abri.
Pour illustrer les propos de Max, et comprendre combien il était dangereux de se rendre place Saint Joseph, voici deux photos illustrant les lieux décrits par Max, l’une avant le désastre et l’autre juste après.
Le quartier évoqué par Max. A gauche : 1 Les Halles centrales, 2 les gazomètres, 3 la places Saint Joseph, 4 l’ancienne église Saint Joseph, 5 le pensionnat du même nom. A droite Les gazomètres après le 5 septembre 1944. © François Vaudour & Michel Fouquet.
MB : Donc pour en revenir au 5 septembre un copain nous avait demandé de l'aider à creuser une tranchée. Il habitait à Sanvic. Nous montons là-haut à deux heures de l'après-midi pour faire ce travail. A 17 heures des obus commencent à nous passer au-dessus de la tête, c'est comme si nous étions au front. A 18 heures six vagues de bombardiers pilonnent le Havre, cela va durer deux heures.
MB : Nous étions dans notre tranchée non couverte puisqu'elle n'était pas finie, alors nous sommes allés dans la tranchée couverte des voisins en attendant la fin des bombardements. Ceux-ci terminés nous avons passé la nuit chez la voisine. Le lendemain matin avec mon frère on voulait voir ce qui s'était passé. Arrivés au square Saint Roch (...) on voyait l'église Notre Dame (...)
Le grand Théâtre et l’église Notre Dame, vus depuis le boulevard Foch en 1944. © Michel Fouquet.
DH : Quelle impression ressens-tu à entendre les bombardiers arriver ?
MB : Je ne dirais pas que l'on avait l'habitude, mais depuis le début de l'année 1940 on a eu 120 attaques, dont celles de harcèlement, alors nous allions dans les caves jusqu'à 3 heures du matin, et à 6 heures cela recommençait et ainsi de suite. Les plus terribles furent ceux du mois de juin 44, là on sentait bien comment cela allait se passer. Ils préparaient le terrain en lâchant des fusées éclairantes avec les avions « Mosquitos » pour signaler la zone à bombarder. Les bombardiers venaient ensuite et lâchaient leur cargaison de bombes, on pouvait en compter 16 par avion.
Avion de Havilland DH.98 Mosquitos en 1944. © Wikipédia.
DH : Comment fais-tu pour résister à ce déluge ?
MB : On ne peut pas dire qu'il y avait accoutumance c'est un terme trop fort mais fallait s'y faire, je ne cache pas que nous avions très peur. Ce qu'il faut savoir, c'est qu'à partir du débarquement, en juin 44, il n'y avait plus d'alerte par sirène, nous n'étions plus prévenus des attaques, nous étions, en quelque sorte, en alerte permanente.
DH : Les havrais qui devaient se déplacer, comme toi pour aller au travail, comment faisaient-ils pour se protéger ?
MB : Il y avait des Havrais qui fuyaient leur quartier afin de ne pas être aux « premières loges » comme dans le quartier du perrey, et d'autres faisaient l'inverse. Nous, nous étions partis le 5 septembre à 2 heures de l'après-midi, alors que notre voisine restait en nous disant, « les garçons ne revenez pas trop tard », malheureusement elle a été tuée dans ces bombardements.
L’entrée du boulevard Foch après les bombardements. Le grand immeuble à droite existe toujours, désigné par la flèche rouge sur les deux photos. Collection Max Bengtsson & Google Earth.
DH : Tu as donc survécu à ces bombardements, mais ensuite qu'est-ce qui t’a poussé à écrire tes souvenirs concernant cette période ?
MB : A la retraite je ne me voyais pas rester sans rien faire ou à ne regarder que la télévision, alors comme j'avais pris des notes durant et après la guerre, je me suis replongé dedans, c'est ainsi que j'ai pu écrire ces deux livres en m'appuyant sur ce que j'avais noté au moment des évènements ou peu après.
Sur ces cahiers j'écrivais un peu tout ce qui se passait autour de moi, depuis l'occupation jusqu'à la libération sans omettre l'épuration qu'il y eut après-guerre.
Max Bengtsson feuillette ses cahiers pour Havrais-Dire. © Dan.
DH : Justement tu ne parles pas beaucoup de cette épuration dans tes livres ?
MB : Il n'y en a pas eu beaucoup au Havre, il y a bien eu les journalistes du Petit-Havre, bien sûr. Il y a eu ceux qui avaient dénoncé à la gestapo, mais pour ce que j'ai pu en voir, il n'y a pas eu de femmes tondues par exemple. Il faut dire qu'ici avec les bombardements quasi quotidiens, les havrais avaient autre chose à penser.
A la fin de l'occupation du Havre, donc le 12 septembre, au contraire de bien d'autres villes, nous ne dansions pas pour fêter cela, par contre nous le ferons à la libération c'est à dire en mai 1945.
Document du 12 septembre 1944, que Max avait annoté pour ses travaux de recherches. Collection Max Bengtsson.
MB : Une anecdote concernant la fin de la guerre, avec mon frère et un copain nous sommes descendus à la gare, et en remontant, nous voyons dans un blockhaus des fusils que nous récupérons. Sur le chemin du retour nous rencontrons des personnes (des résistants peut être ?) avec, eux aussi, des fusils à l'épaule. Ils ont dû penser que nous étions nous aussi des résistants. Arrivés chez les parents de notre ami, sa mère s'écrie « mais qu'est-ce que vous avez fait, qu'est-ce qu'on va devenir ? ». Le lendemain nous sommes repartis avec les fusils (des Mauser allemands) pour les vendre aux noirs de l'armée américaine qui occupaient le bâtiment des officiers de l'ancienne caserne Kleber boulevard de Strasbourg. Les noirs voulant des souvenirs de la guerre, ils achetaient aux havrais tout ce qui concernait l'occupation allemande. C'est ainsi que nous sommes repartis avec chacun un carton de cigarettes.
N'oublions pas qu'à cette époque le matériel et les denrées américaines arrivaient en masse au Havre ce qui, inévitablement, engendrait toutes sortes de trafics entre les havrais et l'armée américaine.
Document du 7 octobre 1944, annoté par Max pour ses travaux de recherches. Collection Max Bengtsson.
A la même période je travaillais pour eux avec l'uniforme américain, j'étais au fort de Tourneville où les prisonniers allemands étaient réunis, et je servais d'interprète auprès des autorités américaines. Je suis en train d'écrire justement un livre qui racontera cette période de l'après-guerre avec les noirs américains qui travaillaient un peu partout dans les camps « cigarettes », mais aussi le fait que le Havre était la base d'où venaient les soldats allant vers le front ou en revenaient après mai 1945. C'est plus de 3 millions de soldats qui ont ainsi transités dans notre ville.
DH : Quel travail as-tu fait après la guerre ?
MB : J'ai appris plusieurs langues, l'anglais, l'allemand, mais également fait des études de droit. Avec ces bagages je suis entré à la Compagnie Générale Transatlantique, où j'ai fait une demi-douzaine de services, exerçant chaque fois un nouveau métier. Au début j'étais aux bagages, ensuite le camionnage, j'ai même fait de la manutention technique, pour finir sur un parc de véhicules de conteneurs pendant mes dix dernières années de travail.
Max Bengtsson (dans le cercle rouge) en 1945. Photo annotée par lui-même. Collection Max Bengtsson.
DH : Que penses-tu de la ville reconstruite par Auguste Perret ?
MB : J'en parlais justement ce matin, les anciens, parents et grands-parents, ont mal vécu cette reconstruction. Il nous a fallu deux décennies avant de nous y habituer, car nous gardions l'image du Havre avant la catastrophe. Aujourd'hui nous apprécions ses grandes artères, cette lumière qui vient de tous côtés éclairer la cité. Mais si on regarde par exemple l'animation qu'il peut y avoir autour des halles centrales, il a fallu plus de 30 ans avant que cette animation se mette en place et perdure. Après-guerre il n'y avait pas grand monde dans les rues car l'activité et les loisirs se situaient plutôt du côté du rond-point.
Les Halles centrales hier et aujourd’hui au même emplacement. © Dan.
DH : Comment as-tu rencontré Gilbert Betton ?
MB : Je l'ai rencontré la première fois chez Dombre le libraire de la place de l'Hôtel de ville, il était venu pour me demander une dédicace de mon livre « Les années noires », mais peut-être était-ce au club cartophile de Montivilliers, il faut dire que ces deux manifestations étaient très proches dans le temps, alors à savoir si c'était l'une ou l'autre où j'ai connu mon ami Gilbert.
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Je n’ai hélas pour diverses raisons, pu terminer cette série d’entretiens avec Max. Je l’ai revu à plusieurs reprises dans sa maison de retraite au Havre avec son épouse. Il avait accroché aux murs de sa chambre quelques-uns des tableaux qu’il a peints, car en plus de toutes ses occupations c’était un peintre non dénué de talent. Voici l’une de ses œuvres.
Toile de Max Bengtsson 1994. Collection privée.
Quand il me voyait il ne m’appelait pas par mon prénom, mais il me saluait de cette manière : « tiens v’la la relève ».
Ces deux hommes, Max et Gilbert, m’ont indiqué le chemin à suivre, chemin que j’essaie de poursuivre le mieux possible avec ce blog.
Max m’a dédicacé son dernier ouvrage de cette manière.
La dédicace de max sur son livre « Le Coffre aux Souvenirs ».
En mon nom et de celui des amis de Havrais-Dire ayant connu Max, nous présentons nos sincères condoléances à sa famille.
L'hommage de Goé à Max Bengtsson :
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Prochain article le dimanche 7 mars 2021. Merci de votre visite et commentaire.
Quel magnifique hommage, merci. J'ai eu la chance de rencontrer Max (surement grace à toi) et tu viens d'écrire ce que j'ai ressenti à cette occasion. Un homme d'une grande gentillesse.
Nous avons eu l'occasion d'en discuter lors du dernier hommage qu'on se devait de lui rendre.
Reposez en Paix, Max.
Ps: comme il te l'a dit, tu es la relève. Et à ce titre, il t'es interdit de quitter la ville, le territoire, la vie....
Bon dimanche l'ami
Jean michel