Journal d’un « Equipier National » François Daniel.
Les « Équipiers Nationaux », est un mouvement de jeunesse créé par le gouvernement de Vichy. Formés au secourisme les jeunes de 15 à 25 ans ont œuvré pendant la guerre auprès des personnes déplacées ou victimes des bombardements. Ils effectuaient des travaux de déblaiement et assuraient des tâches de secourisme. La cheftaine au Havre était Henriette Pesle.
Havrais-Dire vous propose un récit inédit de François Daniel, qui à 17 ans s’est enrôlé dans cette organisation.
En dehors des Equipiers Nationaux on comptait trois autres organisations de secours : La Défense Passive, la Croix Rouge, et le Centre d’entre-aide Ouvrière. Toutes composées de volontaires.
François Daniel est né le 15 août 1927, il avait 17 ans en 1944 lorsqu’il s’engage sans les « Equipiers Nationaux ». Voici le récit de son engagement qu’il a écrit lui-même pour ses enfants et petits-enfants.
Les « Equipiers Nationaux » étaient organisés de la même manière que la Défense Passive, secteur par secteur. Voici une carte des secteurs que nous devons à Alain Friboulet (petit-fils de Raoul Friboulet). © Raoul Friboulet.
Mars ou avril 1944.
Il y a 50 ans*, en mars ou avril 1944, je m’enrôle dans les "Equipes Nationales", nous apprenons quelques gestes de secourisme et de lutte contre l’incendie. Les pompiers sont nos instructeurs, je fais partie de l’équipe de Sainte Cécile, dont le chef est Rivière. Nous allons déblayer avec la DP**les décombres après les bombardements. Nous avons une combinaison kaki et un brassard. Une grande partie du mois d’août nous aidons les gens à évacuer Le Havre entre Sainte Cécile et Montivilliers. Nous avons des charrettes tirées par les chevaux. Également mettre les meubles dans une seule pièce des pavillons réquisitionnés à Sainte Cécile. Les scellés sont mis par un employé de la ville. Ensuite les gens expulsés du centre-ville occuperont le pavillon. Le soir et la nuit je suis de garde à l’hôpital du bois Cody dans un abri creusé dans la colline. Il y a d’autres galeries qui sont réservées au public. Mes parents viendront plusieurs nuits.
* écrit en 1994
** Défense Passive.
Type d’affiche distribuée partout en France pour la formation des membres de la Défense Passive et des Equipiers Nationaux. © Gallica.
Mardi 5 septembre 1944.
Je suis de garde à l’hôpital du bois Cody à Graville. A 18 h des avions anglais viennent bombarder les quartiers Saint François / Notre Dame / Le Perrey / L’Hôtel de Ville / Saint-Vincent. Pendant 2 heures c’est un déluge de feu, de bombes explosives. Les ambulances nous apportent des blessés sans arrêt. La ville est en feu, le QG (Quartier général) des équipes nationales est détruit. Les chefs sont emprisonnés sous les décombres : Filly, Dutot, Pesle, Lecerf. Nous ne dormons pas beaucoup cette nuit.
Bombardier Anglais "Lancaster". © Dan.
Mercredi 6 septembre 1944.
Je suis en ville pour aider au déblaiement, avec les pompiers, au début de la rue d’Ingouville. Recherche hypothétique de victimes. Les décombres en ville brûlent. Il n’y a plus rien d’intact de l’Hôtel de Ville à la mer. Les pompiers ont installé des pompes sur le bassin du commerce. Mais les tuyaux sont bien fatigués et il y a de nombreuses fuites. A midi casse-croûte à la caserne des douanes où les services municipaux, la croix rouge et la DP ont installé leur PC.*
Retour aux ruines l’après-midi, arrêt à 17h30. Les allemands n’aiment pas voir du monde dans les rues. A 18 h, nouvelles vagues de bombardiers, cette fois-ci c’est l’Est de la ville qui est visé : Graville Aplemont Frileuse. Deux Heures d’horreur il n’y a pas de D.C.A.** Nous comptons les bombes, 17 à 20 par avion. A 20 h nous allons à pied jusqu’à Graville, c’est affreux. Nous cherchons des victimes dans une tranchée abri en vain. 22 h, nous rentrons pour ne pas être la cible des allemands. Des gars de la DP et des agents de police nous demandent de les aider. Il y a des gens enfouis dans leur cave (immeuble près de la mairie) nous les atteignons par la cave voisine. Comme je suis le plus mince je passe par le trou fait dans la cloison pour dégager les bras et les jambes d’une femme assez âgée. Son mari est sous elle, mort. Nous la tirons doucement. Apparemment elle n’est pas blessée mais très choquée. Pendant son transfert à l’hôpital Cody elle nous accuse de lui avoir volé son sac à main. Dans la galerie ouverte au public, je retrouve Pierrot et maman je leur donne une bouteille de rhum trouvée dans la tranchée.
Nous l’apprenons après, plus de 300 personnes mourront dans la galerie du tunnel Jenner en cours de percement.
* Poste de Commandement.
** DCA : Défense Contre Avion.
Graville non loin de la mairie après les bombardements. © Raoul Friboulet.
Jeudi 7 septembre 1944.
Je suis à Sainte Cécile avec le chef du secteur Rivière dont les parents tiennent la boulangerie Auger maintenant *. Nous allons rue Pierre Loti, les pavillons sont démolis. Nous ne retrouvons, hélas, que des cadavres. Nous les amenons dans la salle paroissiale de Sainte Cécile transformée en morgue. Le soir je vais au bois Cody.
Les gens sont hébétés, les 2 bombardements du 5 et du 6 ont anéanti moralement la population. Pourquoi un tel désastre et des victimes par milliers.
Mes parents sont chez tante Marie rue Aristide Briand.
* Écrit en 1994.
Une vue d’aplemont bombardé. © California Digital Library.
Vendredi 8 septembre 1944.
Je passe mon temps entre Sainte Cécile, corvées diverses, des gens à reloger dans des maisons abandonnées et réquisitionnées par la ville. Je fais également l’aide du curé de Sainte Cécile pour enterrer les morts. Départ de la salle paroissiale, je tiens la croix et nous allons au cimetière Sainte Marie pour enterrer les pauvres gens dans des fosses (il y a une famille entière les « Vasse » 8 personnes pour 50 kg environ de restes.)
Un autre jour, avec les Equipiers Nationaux de Sainte Cécile, nous sommes allés chercher des médicaments et des bouteilles de lait concentré pour la croix rouge (installée à la pharmacie), rue Lord Kitchener avec une charrette à bras empruntée à la Transat rue Jules Lecesne.
Nous sommes montés par la rue Pasteur et avons profité d’un camion de la ville auquel nous nous sommes accrochés. J’ai rapporté tout seul la charrette par la rue du Mont-Joly que j’ai descendue en courant. Après le dernier virage je ne pouvais plus freiner contre le trottoir.
Défense Passive, enterrement des morts ici place Gambetta au pied du monument de la Victoire. © Fornallaz.
Samedi 9 septembre 1944.
Nous vivons avec les bombardements des navires de guerre qui tirent sur les défenses allemandes. Avec les Equipiers et la croix rouge du bois Cody nous allons chercher une blessée à aplemont, Melle Rebecchini. Nous sommes obligés de plonger à terre à plusieurs reprises, les obus de marine ou du mont Cabert, sifflent au-dessus de nos têtes. Le retour avec la blessée (aux jambes) se fait au pas de course. Nous nous relayons aux brancards. Je ne me souviens plus quel jour je suis allé chercher des médicaments à l’hôpital Mazeline (pour l’hôpital du bois Cody) en bicyclette. Impressionnant le boulevard d’Harfleur absolument vide, et toujours ces obus.
L’abri Mazeline, ici en construction, et hôpital de secours pour la Défense Passive. © Dan.
Dimanche 10 septembre 1944.
Je suis à Sainte Cécile, corvée de bois et farine pour le boulanger Rivière. L’après-midi terrible bombardement qui démarre sur le bord de mer, Sainte-Adresse, Ignauval, Octeville. Puis progressivement vers l’est, Fontaine la Mallet, Caucriauville, Graville. Nous voyons des colonnes de soldats remonter l’avenue Rouget de L’Isle le long des maisons - ce seraient des prisonniers Italiens - Tout à coup des avions anglais surgissent - des Typhoons ? - qui lancent des bombes qui éclatent en gerbe. Nous sommes projeté au bas de l’escalier de la cave - sans mal -. Retour sur la place, il y a des blessés que nous acheminons à l’antenne de la pharmacie. L’abbé Montier, curé de Sainte Cécile meurt de ses blessures. Encore des victimes civiles.
Lundi 11 septembre 1944.
Je suis en ville pour déblaiement, il n’y a plus de chance de retrouver des victimes vivantes. Avec les pompiers nous allons à l’hôtel Tortoni où ils ont installé des tuyaux, on domine les ruines fumantes du grand théâtre où, parait-il, il y a de nombreuses victimes. Nous ne voyons que des ruines c’est hallucinant. L’après-midi nous sommes à la caserne des douanes lorsque les avions réapparaissent et laissent tomber leurs signaux sur Sanvic et la place Thiers. Nous avons peur d’un autre bombardement, mais curieusement rien ne se passe, plus d’avion. Les Canadiens ont averti qu’ils avaient franchi les lignes de défenses. 19h, je reviens vers la rue Aristide Briand lorsque je passe devant la boucherie Cartenet, je me fais embaucher pour chercher des armes au Mont Joly. Nous sommes une équipe de 10 à 12 personnes. Nous montons la rue de l’observatoire et en haut juste après le virage nous entendons un coup de feu. Nous nous arrêtons pour nous protéger, je suis derrière un camion. M’apercevant que je suis seul je reviens en arrière et je reçois une balle dans la poitrine tirée par un du groupe qui a cru que c’était un allemand. S’apercevant de son erreur, il me ramène et je suis transporté d’abord à l’hôtel du Cheval Bai pour les premiers soins. Et ensuite à l’hôpital général où le chirurgien s’aperçoit que la balle déviée par mon portefeuille a glissé le long des côtes.
J’en suis quitte pour 15 jours d’hôpital.
Le grand théâtre après les bombardements. © Vincent Senault.
Mardi 12 septembre 1944.
Le Havre est libéré mais je ne le vois pas, je suis à l’hôpital. Ma mère prévenue par Pierrot et Marie est venue me voir, elle a eu peur mais elle est rassurée par mon état.
Dans l’après-midi je suis transféré à l’hôpital installé dans le château de Notre Dame du Bec, il y a de grands blessés, brûlés par des pièges dans les blockhaus du port et de la jetée. On les entend hurler de douleur.
Je resterai à cet hôpital 15 jours, le temps que la blessure se cicatrise. A côté de moi il y a un jeune Paul qui a été blessé par une grenade à la jambe, et un noir que je connaissais avant 1940 Attali, un colosse qui était à Jean Macé. Nous avions du lait en provenance de la ferme du château et je l’ai vu boire un litre sans s’arrêter.
Je suis rentré au Havre dans l’appartement réquisitionné par mes parents au 342 rue Aristide Briand, juste à côté de tante Marie (336). Mon père n’a su que le jour de mon retour que j’avais été blessé.
Le château de Notre Dame du Bec situé à une quinzaine de kilomètre du Havre. © Dan.
François Daniel est décédé en novembre 2003.
Remerciements :
Michèle Tourbatez.
Jean, Gérard et Michel Daniel
Crédit photos et plan :
Jean, Gérard et Michel Daniel.
Raoul Friboulet.
Vincent Senault.
Fornallaz.