Pour ou contre le comblement des bassins du Roi et du Commerce ? (3 suite et fin)
Vouloir combler les bassins du Roi et du Commerce n’est pas nouveau. Ainsi en 1919, suite au vote de la loi « Cornudet » on envisage cette suppression. Cette loi faisait obligation aux villes de plus de 10 000 habitants d’établir des plans d’aménagement et d’embellissement de leur commune.
Le bassin du commerce au début du XXème siècle © Dan.
Au Havre, une commission est créée en 1920 pour étudier ce futur aménagement. L’embellissement de la ville est confié à une sous-commission laquelle préconise de : « combler l’immense espace inutile d’eau noirâtre du bassin du commerce pour le remplacer par des jardins avec terrains de jeux et promenades ombragées ».
Le plan Meyer
Léon Meyer en 1928. Maire du Havre de décembre 1919 à juin 1940. © Gallica.
Ces commissions étudieront et présenteront divers projets impliquants tous les services municipaux (voirie, espaces-verts, service d’architecture etc). Bien que prêt en 1925, ce plan n’est présenté officiellement qu’en 1933. Il comprenait, entre-autres, le comblement de la partie ouest du bassin du Commerce, mais aussi la totalité du bassin Vauban.
La revue « Les Silhouettes Havraises » de Léon Carlier, voyait d’un mauvais œil qu’on puisse combler les bassins historiques (voir texte intégral en fin d’article après la page Goé).
Mais les contrecoups de la crise de 1929 affaiblissent les finances de la municipalité. Aussi faute de moyens suffisants, elle abandonne provisoirement son projet initial. L’attention est reportée sur les seuls quartiers Saint François et Notre Dame présentant des signes évidents de vétusté.
Dans le quartier Notre Dame la rue des Viviers aujourd’hui disparue ne correspond à aucune rue actuelle. Elle se situerait entre la rue de Paris et le boulevard François 1er dans un axe Notre Dame-musée Malraux. AMH 7Fi77025.
C’est pourquoi en 1933 une étude est demandée à une société privée : l’Immobilière Industrielle. Les architectes E. et R. Prud’homme proposent un schéma de ce qui pourrait devenir les deux quartiers historiques. Bien qu’aucun bassin ne soit supprimé, leur suggestion aurait fait disparaître l’originalité du quartier Saint François. Quant au quartier Notre-Dame il aurait connu de profonds bouleversements.
La vue vers l’Est du projet des architectes. Les immeubles haussmanniens longent le grand quai. Deux nouveaux axes sont créés l'un depuis le bassin de la Barre jusqu’à la rue de Paris, l'autre au carrefour de celui-ci jusqu'au bassin du Commerce. © AMH.
La vue vers l’ouest du projet. La grande artère ici au départ de la jonction des bassins du Commerce et de la Barre va en ligne droite jusqu’à la rue de Paris. © AMH & Google Earth.
A considérer tous ces projets non réalisés pendant des années, on comprend qu’une partie de l’opinion publique ait voulu combler le bassin du Roi en 1944. Son état était désastreux, le travail pour le remblayer était sans aucun doute plus économique que le coût de sa restauration. Cependant sous la pression des associations pour son maintien, on décidait de le reconstruire.
A gauche, le quai Michel Féré effondré, tous sont dans le même état. A droite le même endroit de nos jours. © F Pivert & Dan.
On commence par débarrasser les quais des ruines qui les encombrent. Il ne doit rien rester afin d’avoir une nouvelle assise pour les reconstruire.
Sur la phto de gauche le quai Michel Féré complétement dégagé, © R. Friboulet. A droite même constat pour le quai Videcoq. © Nicéphore.
Puis vient la construction par elle-même. C’est à l’aide d’une sonnette1 sur barge flottante que l’on effectue ces travaux comme en témoigne la photo ci-dessous.
1 sonnette, ou mouton, engin de battage de pieux.
Le bassin du Roi à hauteur du pertuis avec le bassin du commerce. AMH 71Fi1505.
Le quai Michel Féré est terminé en 1955, et l’ensemble des quais du bassin à la fin de cette décennie.
Le bassin du Commerce moins endommagé a nécessité la réparation de quelques dizaines de mètres de quai seulement. Par contre la chaussée du quai Lamblardie a été profondément remaniée comme en témoigne la photo ci-dessous de la collection F. Pivert :
Le bassin du commerce en 1944, la flèche rouge indique une brèche dans le quai George V. © François Pivert.
Après restauration le bassin du Commerce retrouve très vite son activité nautique. On y organise des courses de hors-bord attirant un nombreux public. Sur les piscines de plein air se déroulent des matchs de water-polo ou des compétions de natation. Deux photos exceptionnelles en couleur de Raoul Friboulet témoignent de ces sports pratiqués sur ce bassin.
Photo de gauche, courses de canots automobiles avec le bâtiment de la Bourse en cours de déconstruction, à droite plongeon dans une des piscines du bassin du commerce. Notez les gravats accumulés sur le quai Georges V. © Raoul Friboulet.
Mais l’histoire n’est pas terminée, la partie Est du bassin du Commerce a failli être comblée en 1966. Après le démantèlement du pont Alexandre III une demande est faite au Port Autonome du Havre pour exécuter ces travaux. En l’absence de pont les élus voulaient raccourcir le trajet pour contourner le bassin.
En rouge la partie Est du bassin qui devait être comblée en vue de raccourcir le passage entre Saint François et le nord du Bassin. © VDH.
Mais un autre projet va voir le jour en 1968, c’est l’actuelle passerelle conçue par Guillaume Gillet avec ses confrères Du Pasquier et Lefranc.
Le bassin du Commerce et sa passerelle un jour de forte marée. © Dan.
Sources :
« Cahier du Patrimoine Le Havre ». Claire Etienne Steiner 2005. ISBN2-85822-810-
« Le Havre 1930-2006 » Martine Liotard. Juin 2007. ISBN 978-2-7084-0788-6.
Presse Havraises : Havre-Libre, Havre Presse.
Crédit photos :
François Pivert.
Nicéphore
Archives Municipales du Havre.
Gallica.
Remerciements.
Patrick Bertrand
Pas d’article la semaine prochaine, rendez-vous dimanche 14 février.
La page Goé, ou la libre expression d’un caricaturiste sur les sujets traités ici.
Merci de votre visite. Ci-dessous l'article intégral de la revue "Silhouettes Havraises" numéro 445 de février 1935 :
De même qu’il est des morts qu’il faut qu’on tue, il est certains projets qu’on croyait à tout jamais enterrés et qu’il est nécessaire d’enfouir à nouveau, de temps à autre, tant ils ont la vie dure et des auteurs tenaces. Le comblement des bassins du commerces et du Roy est de ceux-là.
L’utilitarisme outrancier qui est une des caractéristiques de notre époque que nul ne nous enviera lorsqu’on voit dans quelle impasse elle nous a acculés, fait volontiers table rase de tout ne sert pas ses appétits et c’est à lui que nous devons la disparition de la tour François 1er, du Logis du Roy et des portes Richelieu et Royale.
Ces édifices, nos pères, qui avaient le goût du beau, mirent tous leurs soins et leur savoir à les orner afin que la vue en fut plaisante et le séjour en notre ville rendu plus agréable. Mais certains sont venus qui fait table rase de tout cela et dont l’œuvre néfaste se poursuit de nos jours. Il semble que pour eux, Le Havre soit un champ d’expérience où leur vandalisme peut, sans contrainte, se donner libre cours. Ces bandes noires ont de tout temps été la plaie de notre pays, et sévissent surtout depuis la révolution qui fût l’âge d’or pour elles.
Malgré tous les sacrifices consentis par les municipalités pour élever, tant soit peu, le goût du beau dans les masses, il n’apparaît pas, par les résultats obtenus, qu’elles y aient pleinement réussi et tel projet qui devrait soulever une réprobation générale, passe souvent inaperçu devant l’indifférence du plus grand nombre.
Et pourtant à ne pas considérer que le point de vue utilitaire pour nous placer à celui des promoteurs du projet ne semble-t-il pas qu’ils vont à l’encontre de celui que vise le syndicat d’Initiative qui est d’attirer et de retenir le plus grand nombre d’étranger, car Le Havre est aussi une station touristique, pense-t-on les inciter au voyage en leur promettant la vue de la laide place que formera le bassin du Roy une fois comblé ?
Ce qui donne la vie à cet ensemble de vieilles bâtisses c’est justement cette eau que l’on veut proscrire, coûte que coûte, et cette crique à qui le Havre doit d’avoir été choisi par Du Chillou serait, ainsi, bien mal récompensée des services qu’elle a rendus lors de la création de notre port. Pour ne dater que de la fin du dix-huitième siècle, le bassin du Commerce n’en est pas moins intéressant par la note pittoresque et unique qu’il met au cœur de la ville. Il fait plus pour attirer le touriste que tous les magasins que l’on est sûr de rencontrer partout ailleurs alors que lui on ne le peut voir qu’ici.
La crise passé, on peut espérer que les yachts reviendront nombreux animer de leurs pavois multicolores et de leurs coques sveltes et claires ce coin du Havre qu’il contribue à rendre plus agréable et qu’on regrettera dès qu’il sera comble, si jamais on le comble.
R. L.